Témoignage de Lady Tiphaine Mac Donald Lucas, née Boisboissel,

déportée pour faits de résistance avec sa fille Suzanne

sur sa vie au camp de concentration de Ravensbrück


Associated Country Women of the World


Camp de concentration

de Ravensbrück

 1943 1945
Témoignage vécu de
LADY TIPHAINE Mac DONALD LUCAS, née BOISBOISSEL

n° de matricule 27468
Vice-Présidente de A.C.W.W.

 campRavensbruck

 

Mais béni soit l'Éternel … Le filet s'est rompu, et nous avons été délivrées.

 

C’est par ce passage du Psaume 124 que je commence mon récit, ayant à l’esprit l’immense chance que j'ai eue de pouvoir être libérée du camp de concentration de Ravensbrück. Je fais en effet partie de ce très petit nombre de femmes malades et âgées qui ont réussi à sortir vivantes de ce lieu d’horreur.

Nous y arrivâmes par une froide nuit d'hiver de février 1944. Le camp était situé dans le coin le plus éloigné de Mecklembourg et il nous fallut pour y parvenir trois jours et trois nuits de train depuis notre camp de prisonniers situé près de Compiègne. Nous avions voyagé dans des wagons cadenassés qui, bien que portant chacun la mention « Huit chevaux, quarante hommes », furent occupés pendant tout le voyage par soixante femmes. Trois jours et trois nuits rassemblées sur quelques bouts de paille, où très peu d'entre nous pouvaient même s'asseoir, trois jours de chaos complet dans les conditions les plus révoltantes, sans eau, ni lumière, ni air pour respirer. À notre arrivée, nous vîmes la sinistre barrière de l'entrée du camp se refermer derrière nous. Une fois de plus, nous fûmes rassemblées, cette fois-ci dans une cabane en bois, mais sans encore avoir le droit de rejoindre les dortoirs parce que nous n’avions pas été désinfectées. Ainsi, pendant trois jours de plus, nous nous sommes allongées – ou le plus souvent assises par manque de place - sur nos bagages, sur un plancher de bois nu qui ne disposait même pas d’un peu de paille comme celle que nous avions eue dans le train. Il n'y avait rien à faire et nous vivions avec les restes des rations que nous avions réussi à apporter de France. Ce ne fut que le troisième jour seulement que nous pûmes être nourries avec un bouillon de légumes, notre première initiation au "rutabaga", cette racine qui allait devenir notre régime de base. Puis, la file d'attente pour utiliser les toilettes a commencé et a duré des heures. Il n'y en avait que cinq pour 980 femmes, la priorité étant donnée aux femmes âgées et aux malades. Après commença un examen par les S.S., qui confisquèrent la plupart de nos vêtements et tout ce qui avait trait au moindre confort, comme le sucre que nous avions réussi à amener de France. Après avoir été enregistrées, nous fûmes revêtues de vêtements de prisonniers, les fameux vêtements à rayures. Environ sept d’entre nous sur dix eurent également la tête rasée et ainsi, à notre sortie de cet examen, nous étions devenues de simples numéros, des esclaves et des servantes destinées à n’importe quel type de travail.

Nos premières semaines furent relativement calmes. L’espace qui nous était réservé au cœur de la prison resta clos car nous étions toujours en quarantaine. À force de nettoyage et de propreté, nous réussîmes à nous débarrasser de la vermine laissée précédemment dans nos palliasses par les gitanes, lesquelles avaient été déplacées hors de notre logement à notre arrivée. Notre nourriture, bien que frugale, était meilleure que celle que nous avions eue en prison en France: le matin, nous prenions un ersatz de café, à la mi-journée une soupe de légumes et trois ou quatre pommes de terre bouillies, à six heures une sorte de soupe épaisse et 250 grammes de pain noir lourd. Les samedis et le dimanche, la soupe du soir était remplacée par un morceau de saucisse et 75 grammes de margarine. Durant tout ce temps, cependant, nous dûmes faire face à la terrible épreuve des fréquentes inspections médicales de groupe. Je me souviens d’une terrible journée de janvier où la neige tombait en flocons énormes, lorsque l’infirmière en chef de l’hôpital obligea cinq françaises à rester nues comme punition pendant une heure avec nos 250 compagnes russes parce que certaines d’entre elles avaient fait trop de bruit. Sur son ordre, quatre fenêtres et deux portes furent maintenues ouvertes pendant toute la durée de la tempête de neige. Le lendemain, deux de mes amies étaient hospitalisées avec une pneumonie et une inflammation des poumons.

Lorsque notre quarantaine prit fin le premier avril, nous continuâmes à avoir un rassemblement pour l’appel deux fois par jour, ce qui s'avéra être une terrible épreuve. Notre journée commençait tôt : nous nous levions à 3 h 30, prenions, s'il arrivait à temps, notre café à 4 heures, et à 4 heures et demie, nous étions alignées, dehors par tous les temps, sans bouger et au garde-à-vous, pendant un temps variant d'une heure et demie à trois heures, selon le bon plaisir des gardiennes S.S. que nous avons surnommées les "Asperines". Elles venaient souvent accompagnées de leurs chiens féroces, toujours revêtues de l'uniforme gris des S.S. Pendant que nous étions comptées sous la neige ou sous une pluie battante, avec nos robes en coton, nos vestes et nos sandales ouvertes à semelles en bois, les chiens, eux, portaient un confortable manteau de laine marqué aux initiales S.S.! Les jeunes femmes de notre groupe furent réquisitionnées pour les tâches éprouvantes du camp. Elles furent envoyées chercher la nourriture dans les cuisines situées à une distance de 300 à 500 mètres. Elles rapportaient notre café et notre soupe dans des ustensiles chauffés à la vapeur, qui étaient naturellement très lourds et contenaient entre 30 et 50 litres de liquide. Le travail des femmes âgées consistait à les ramener vides jusqu’à ce qu’en raison d’une grave pénurie de main-d’œuvre féminine dans les usines de guerre du Reich, 350 de nos jeunes compagnes fussent choisies par les S.S. et envoyées travailler là-bas. Après cela, les tâches ménagères tombèrent sur nous, les femmes âgées. Celles d’entre nous qui ne savaient ni suffisamment bien coudre ni tricoter durent aller chercher les lourdes marmites aux cuisines : beaucoup s’effondraient sous le poids et furent cruellement brûlées par la soupe bouillante ou le café car, en raison de leur poids, ces marmites ne pouvaient être portées qu’en trottinant et il était donc facile de trébucher dans une flaque d’eau ou de glisser sur une pente glacée ou enneigée. Les femmes les plus âgées rapportaient le pain sur leurs bras tendus.

Je me suis retrouvée dans une unité de raccommodage. Nous réparions les sous-vêtements que nous avions en dotation, à savoir une chemise et une culotte par mois, ainsi que les fameuses tenues rayées. Nous cousions également les brassards que nous portions et qui nous classaient en fonction de nos punitions : vert pour les voleuses et les condamnées à mort par la justice civile, rouge pour les crimes politiques, noir pour les prostituées et violet pour les membres de sectes religieuses ou les objecteurs de conscience qui s'étaient opposées à l'autorité du Reich. Nous étions systématiquement mélangées avec toutes ces criminelles et prostituées. Ainsi la chef de mon unité de raccommodage était une femme autrefois condamnée à mort pour meurtre. Une autre femme allemande, affectée comme chef dans l'un de nos quartiers, avait été emprisonnée pour le meurtre de sa mère, et elle frappait impitoyablement toutes les prisonnières françaises qui l'irritaient. La dégradation consistant à vivre parmi des créatures aussi déshonorantes et totalement immorales fut l'une de nos pires épreuves dans ce camp.

En août, nous eûmes un tel afflux de prisonnières, principalement de Pologne et d'Ukraine, que notre nombre fut d'abord doublé, puis quadruplé. Une école entière arriva un jour avec les religieuses qui y enseignaient. Nous devions maintenant dormir, par deux ou trois ensemble, sur des couchettes en bois d’environ 70 centimètres de large (27 pouces), par « rangées » de trois, superposées les unes sur les autres. Nos matelas étaient remplis de paille ou de copeaux de bois, et une couverture en coton et un sac de couchage complétaient notre literie. Les poux commencèrent à se multiplier. L'unité de raccommodage avait pris fin car il n'y avait plus assez de sous-vêtements de change pour pouvoir les réparer. Les femmes de cinquante ans et plus furent alors divisées en unités de tissage, de couture et de découpe. Le taux de mortalité dans le camp commença à augmenter de manière alarmante. Beaucoup de femmes âgées tombèrent malades et moururent d'épuisement. Leurs corps étaient emportés sans linceul au four crématoire et il fallut bientôt construire un deuxième et plus grand fourneau. Plusieurs d’entre nous étaient infirmières et auraient pu travailler aux infirmeries mais l’infirmière en chef aurait exigé de leur part un engagement politique qui eut été tout à fait incompatible avec le statut de prisonnière issue de la Résistance française.

Vers l'automne, la nourriture devint très insuffisante. D’abord les pommes de terre disparurent, elles qui donnaient un peu de consistance à notre soupe du midi ; ensuite, la ration de pain fut réduite d’abord deux fois par semaine, puis tous les jours. Désormais, toutes les femmes âgées capables de tricoter confectionnaient de longs bas en laine grise de 90 centimètres de long et nous devions en faire deux paires par semaine, ce qui signifiait tricoter 10 heures par jour. Le seul avantage d'être dans cette unité était que nous pouvions nous asseoir et travailler dans nos propres locaux et que nous étions dispensées du travail fatiguant qui consistait à aller chercher puis transporter les marmites de la cuisine.

Mais ce fut en hiver que le désespoir s’installa véritablement. Début décembre 1944, le froid devint intense, jusqu’à -27 degrés Celsius. Par ce temps glacial, le rassemblement pour l'appel était un vrai martyr. Souvent, plusieurs d'entre nous s’évanouissaient. Une fois, une femme tomba morte à mes côtés, et son corps gelé resta gisant à mes pieds jusqu'à la fin du rassemblement. Il n'y avait plus de charbon du tout. Nos quartiers n'étaient chauffés que lorsque nous pouvions trouver quelque chose à mettre dans le poêle, des morceaux de bois et des bâtons ramassés avec beaucoup de difficulté par les femmes qui travaillaient dans les unités forestières, ou bien quelques planches de nos lits. La dysenterie se propagea de façon alarmante, et les conditions d'hygiène dans nos baraquements pour dormir devinrent absolument horribles car nous devions partager nos lits avec nos compagnes mourantes. Nous devînmes toutes terriblement maigres et pour ajouter à notre misère commune, nous ne reçûmes plus de soupe épaisse en fin de journée après janvier 1945. Notre nourriture ne consista alors plus qu’en une louche de rutabagas, épaissie avec un peu de farine rancie de soja, deux tasses d’ersatz de café et 80 grammes de pain par jour.

Les nouvelles du monde "extérieur" qui nous réjouissaient, même si nous n'osions pas trop espérer, rendirent nos gardiennes encore plus féroces : les coups tombaient au moindre prétexte, pour absence à l'appel, pour ne pas marcher au pas, pour parler à son voisin, ou pour mille autres raisons. Ces gardiennes, bien connues pour leur brutalité, portaient des fouets en cuir qu’elles utilisaient avec un plaisir sadique. Le chef S.S. de la Division Travail portait une barre de fer qu’il n'hésitait pas à manier, tandis que les femmes S.S., nos fameuses "asperines", nous donnaient des coups de pied vicieux. J'ai pour ma part été frappée en plein visage avec le rayon d’une roue de bicyclette manié par l’une d’elle. A cette période-là toutes les détenues de l'unité de tricotage, qu'elles soient vieilles ou infirmes, devaient assister à un deuxième appel, justifié comme appel pour le travail. Après un long défilé devant le bureau du commandant, nous revenions avec les doigts engourdis pour commencer le travail de la journée dans nos baraquements, où il n'y avait plus aucune vitre aux fenêtres qui laissaient ainsi la pluie et le terrible vent d'est venant de Russie s’engouffrer à volonté.

Nous étions maintenant couvertes de vermine. Nous devions porter les mêmes vêtements nuit et jour et nous laver devenait un acte d'héroïsme dans le froid glacial et l'obscurité totale, l’électricité ayant cessé de fonctionner. La dysenterie et la faim nous tiraillaient tellement que beaucoup d’entre nous ne pouvaient plus aller de l’avant. Le taux de mortalité augmenta à un rythme effarant, atteignant plusieurs centaines de morts par jour : les corps étaient jetés dans les lavoirs, d'où provenait la seule eau potable du camp, nos draps n'étaient jamais désinfectés, les couchettes dans lesquels les femmes venaient de mourir étaient de nouveau immédiatement réutilisées, même dans les cas où la cause de décès était la typhoïde.

Les S.S. décidèrent alors de tenter de désengorger Ravensbrück. Environ 3 000 femmes qui avaient reçu une carte de couleur rose à cause d'une quelconque infirmité, furent envoyées dans un camp voisin pour adolescentes allemandes délinquantes. En un mois, un quart d'entre elles décédèrent : elles y avaient été attirées par des promesses de meilleures conditions de détention, mais en réalité, le traitement qu’elles reçurent fut bien pire. Mais cela ne suffisait pas. Les médecins allemands du camp ayant refusé de se livrer à cette activité macabre, les S.S. firent venir du camp d'Auschwitz le docteur Winkelmann. Il avait pour mission de dénicher les personnes âgées, malades, folles ou incurables et de les faire monter dans des fourgons qui les conduisaient à l’extrémité du camp. Elles étaient ensuite gazées et leurs corps ramenés au camp pour y être incinérés. Pour subir un tel sort, il suffisait d’avoir une affection mineure, comme un pouce déboité ou une descente d’organes. Le docteur Flaum, un membre convaincu du parti nazi et le chef de l’organisation du travail au camp, décida d'envoyer à Reichling près de Berlin la plupart de celles parmi nous suffisamment bien portantes afin de creuser des tranchées. Le mercredi des cendres 1945, nous étions alignées, prêtes à subir cette sélection, lorsque ma fille, par une ruse très intelligente, réussit à me sortir des rangs.

Durant février et mars 1945, la terreur et la maladie continuèrent à régner. En tant que principal fournisseur de combustible humain pour la chambre à gaz, le terrible docteur Pflaum (voir note en bas de page) mena la guerre aux vieilles femmes, tandis que la dysenterie faisait également son lot quotidien de victimes. A chaque appel, nous étions de moins en moins nombreuses, nos chères amies disparaissant durant la nuit. Nous essayions de nous cacher dans des baraquements désaffectés, sous la literie, dans des hangars à charbon, en fait partout où nous le pouvions. Si nous devions sortir à l’extérieur, nous tentions de dissimuler nos cheveux gris avec une écharpe, portée de façon désinvolte à la manière d'un turban comme les jeunes femmes. Mais le terrible "tueur" nous pourchassait partout et, lorsqu’il nous trouvait, il nous faisait courir, et si nos pauvres jambes, gonflées par des œdèmes dus à la malnutrition, ne nous soutenaient plus, nous savions que nous étions condamnées. Nous n'osions jamais espérer survivre jusqu’à la fin de la semaine ; nous nous confiions mutuellement nos dernières volontés. Sur mes trente-six compagnes de table, seize moururent ou furent gazées en une semaine. Je suis restée la seule survivante des "plus de cinquante ans". Le four crématoire brûlait nuit et jour avec d'énormes et sinistres flammes rouges, dégageant une écœurante et pestilentielle odeur de chair brûlée dont nous étions imprégnées. Environ six cents d’entre nous mouraient maintenant chaque jour.

Pour les trois cents restantes de notre convoi des 27.000, cette horrible période se termina un merveilleux jour de Pâques. La veille, nous reçûmes une retentissante nouvelle: nous, les femmes françaises, devions être rassemblées pour un échange probable et un rapatriement. Aucun jour de Pâques n'aurait pu apporter un aussi magnifique cadeau pour nous, malheureuses femmes, qui avions tant souffert pour notre pays. Le miracle se produisit finalement un peu plus tard quand un convoi de fourgonnettes blanches, arborant bravement le drapeau de la Croix-Rouge internationale de Genève, vint nous libérer de cet enfer et nous ramener vers ce bonheur pour lequel nous n'osions plus espérer : la France ! Sur mes 980 compagnes provenant de la prison de Compiègne, 700 restèrent à Ravensbrück, mortes pour la France.

 

 
Note sur le traitement des femmes enceintes.

Jusqu'à Noël 1943, il n’était permis à aucun enfant de naître vivant à Ravensbrück. Soit un médicament spécial était injecté au septième mois de grossesse, ce qui provoquait un avortement, soit, si les neuf mois de grossesse étaient atteints sans fausse couche, la mère était étroitement ligotée autour des jambes et des cuisses pour empêcher l’accouchement. L'enfant mourait donc d'asphyxie et sa maman ensuite d'empoisonnement par le sang. Après janvier 1944, les nazis cessèrent d'empêcher les naissances, mais les femmes étaient si faibles que les bébés naissaient prématurément et mouraient en quelques jours.

 

Note sur le traitement des enfants juifs et gitans.

Lorsque Lady Tiphaine Mac Donald Lucas était à Ravensbrück, les enfants juifs ou gitans âgés de huit à douze ans étaient systématiquement regroupés. Elle entendit leurs hurlements provenant de l'hôpital où on les amputait, sans anesthésie, de leurs organes génitaux.

 

Ce témoignage a été publié après-guerre en langue anglaise par Richard MADLEY, LTD., 54 Grafton way, W. 1.

 

Traduit par Gérard et Maëlle de Boisboissel, juin 2019

 

Note : Les deux versions orthographiques Flaum et Pflaum sont effectivement utilisées comme telles dans le texte témoignage de Tiphaine Mac Donald Lucas.


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